Redéfinition de l’expérience muséale : équilibre entre vue, son et imaginaire






C’est précisément cette ouverture sur un espace imaginaire, cette poche sensorielle située entre ce que nous entendons et ce que nous voyons, qu’il serait pertinent de cultiver davantage afin de ne plus voir mais de percevoir. Par percevoir, nous entendons la définition qu’en fait Merleau-Ponty¹, c’est-à-dire un processus actif du visiteur mobilisant son corps, sa mémoire, ses émotions et l’ensemble de ses sens afin d’appréhender ce qui l’entoure. Cette nouvelle appréhension n’est possible que lorsque nous avons une pleine conscience de nos sens et qu’ils s’instruisent les uns, les autres comme nous l’avons vu au cours de ce développement afin d’enrichir notre perception.
Etant donné que l’on accorde naturellement plus d’importance au sens de la vue qui est prédominant, il serait judicieux de donner bien plus d’ampleur au travail sonore afin de trouver ce juste équilibre entre la vue et l’ouïe. Par conséquent, nombreux exemples énoncés lors de la deuxième partie se voient peu convaincants car le son est relégué au second plan. Ainsi, le visiteur reléguera également le son au second plan lors de son appréhension de l’exposition.




1.     Le son, acteur clé dès la conception



Afin de redonner de l’importance au son dans l’expérience muséale, il serait intéressant de renverser le schéma conventionnel classique d’une exposition. En effet, lors de l’élaboration d’une exposition, la programmation de celle-ci et son contenu sont pensés en amont et guident l’ensemble de la phase de conception scénographique. L’intervention d’acousticiens ou de designers sonores est contrainte souvent par l’aspect financier. Bruno Letort², compositeur, nous évoque l’un des projets qu’il a réalisés avec le scénographe et écrivain François Schuiten, au CNIT à la Défense de Paris, pour lequel le travail sonore pensé n’a pas pu être réalisé par manque de budget. Par ailleurs, ces professionnels ne sont généralement sollicités qu’en fin de projet. Cette approche est contradictoire avec notre volonté de faire dialoguer la vue et le son, si dès la conception nous les pensons de façon dissociée. Lorsque la nappe sonore est conçue en fin de projet, le son se limite à accompagner le contenu, sans jamais devenir un protagoniste à part entière, pensé avec la même attention que les objets exposés.
Ce projet constitue une opportunité d’expérimenter et de jouer avec les codes. Il serait pertinent d’imaginer le son de façon corrélée à la sélection des objets. Cette configuration permettrait de briser la hiérarchie pyramidale du milieu de l’exposition en imaginant l’intervention du scénographe, designer sonore, de façon simultanée avec celle du commissariat. Le scénographe serait à même de s’entourer de professionnels qualifiés dans le domaine de l’acoustique (acousticien, designer sonore) dès les prémices de la conception du projet. De ce fait, l’élaboration de la scénographie irait de pair avec les intentions sonores qu’il projette d’implanter dans le projet afin de définir ensemble les effets qui pourraient être pertinents à combiner avec la narration spatiale de l’exposition et le parcours visiteur initié. Ces professionnels seront à même de se projeter à différentes échelles, de l’architecture au mobilier afin de penser le travail acoustique de l’exposition dans son entièreté, de l’édifice dans lequel l’exposition s’implante jusqu’au plus petit détail de mobilier. Être averti des technologies qui pourront être bénéfiques afin de servir le propos de l’exposition est capital afin de les associer et de les mixer pour s’approcher au plus près de l’intention conceptuelle de l’exposition.




2.     Vers une perception équilibrée de l’exposition



De la même manière, il est essentiel dans un projet positionnant de façon centrale le son, d’élaborer un travail minutieux vis-à-vis de la lumière. En effet, comme nous l’avons dit précédemment, l’usage de la vue étant favorisé, il est nécessaire de créer un déséquilibre au moment de la conception entre ce qui est vu et ce qui est entendu afin de trouver un juste équilibre dans l’expérience visiteur. En effet, comme le souligne Michel Chion, l’Homme a une quantité d’attention à donner à tout ce qui sollicite ses sens. Si ses yeux sont occupés, il a moins d’attention à accorder à ce qu’il entend³. Afin d’établir un équilibre entre le son et la vue, l’utilisation d’une lumière tamisée ou focalisée sur des détails spécifiques des objets présentés permettrait de réduire la domination du sens visuel, favorisant ainsi une attention accrue au travail sonore de l’exposition.
Prenons l’exemple de la collection Al Thani présentée à l’Hôtel de la Marine, la deuxième salle présente un intérêt certain dans le cadre de notre projet. En effet, plongé dans la pénombre, seuls les objets sont illuminés. Dans ce contexte précis, l’éclairage a été pensé pour souligner le caractère précieux des objets. Toutefois, lorsqu’il est associé au casque audio – le même qu’évoqué précédemment pour les « Appartements des Intendants » -, il favorise une expérience où le visiteur porte une attention égale à la vue et au son. En effet, la mise en lumière se concentre uniquement sur les objets, laissant peu d’autres éléments visuels en avant. C’est précisément ce procédé, qui équilibre perception visuelle et sonore, qui nous intéresse davantage.


Exposition de la collection Al Thani, Hôtel de la Marine, Paris, 2024


D’une autre manière, l’installation « Mirror Maze » imaginée par la scénographe britannique Es Devlin nous propose un parcours guidé par l’odorat. Ce projet imaginé dans le cadre du nouveau partenariat entre Chanel et le magazine ID, vise à éveiller des souvenirs à travers le parfum, en reléguant le sens de la vue au second plan. Il se matérialise sous la forme d’un labyrinthe aux parois entièrement recouvertes de miroirs, plongeant le visiteur dans une perte de repères visuels. Cette mise en scène invite à concentrer son attention sur l’odorat et à se laisser guider par les sensations olfactives. Ce procédé permet de retrouver un juste équilibre entre les sens, ici celui de la vue et de l’odorat mais il pourrait en être de même avec le son. Dans ce cas-ci, il est important d’avoir à l’esprit que l’élément à mettre en valeur est le parfum Chanel, ce qui explique cette volonté de rompre avec la prédominance accordée à la vue. Cependant, ce dispositif répond à une aspiration commune qui est de remettre en question la hiérarchisation traditionnelle des sens. Le visiteur se focalisant sur un autre sens que celui de la vue ouvre un champ sensoriel nouveau, qu’il a peu l’habitude d’exploiter permettant ainsi d’accéder à un imaginaire sollicité par plusieurs sens à la fois et de comprendre d’une nouvelle façon l’objet ou le propos de l’exposition.



Exposition "Mirror Maze", collaboration entre Chanel et magazine ID,
Copeland Park, Peckham, 2016




3.   Le son comme extension de ce que l’on ne voit pas



Au sein des exemples présentés durant la deuxième partie, l’utilisation du son incarne une posture plus ou moins littérale. Celle qui retient particulièrement mon attention est la complémentarité de la vue et du son par manque, lorsque le son nous permet de percevoir ce que nous ne pouvons voir avec la vue. Ce mode d’utilisation est des plus pertinents car le visiteur porte davantage son attention sur le son pour obtenir la pleine compréhension du propos de ce qui est vu. Lorsque certains fragments sont manquants - ne sont ni présents dans ce que nous voyons ni dans ce que nous entendons - l’imaginaire complète. C’est justement cette abstraction qui est belle car elle laisse place à une grande part d’inattendu dans laquelle le visiteur peut propulser son imaginaire et le superposer à la réalité, afin de mieux comprendre la thématique et de dévoiler une nouvelle facette de l’exposition, relevant de son intimité. De ce fait, il me paraît peu pertinent de présenter uniquement des objets sonores étant donné que la vue n’est pas présente ou encore de proposer une exposition dans laquelle l’utilisation du son est évidente et n’est que la traduction littérale de l’objet telle qu’une exposition portant sur des instruments de musique.
Il serait donc judicieux de présenter des objets dont la simple contemplation ne suffit pas à révéler toute leur richesse. Difficilement déchiffrables, ces objets questionnent, éveillent la curiosité et ne se dévoilent pleinement qu’à travers l’écoute du travail sonore de l’exposition. Le son détiendrait ainsi une place cruciale pour comprendre le propos et permettrait donc de sublimer ces objets qui se révèleraient à nous uniquement par la combinaison entre vue, ouïe et imaginaire. Le son représenterait un pas de côté pour pouvoir proposer une meilleure compréhension de ce qui est vu tout en élargissant l’espace du musée au-delà du visible, porté par notre imagination.


Exposer l’architecture pourrait être une possibilité. En effet, comme énoncé précédemment, le son constitue l’un des éléments de repère au travers d’une écoute causale afin d’appréhender un bâtiment par sa dimension acoustique. Les expositions présentées au Pavillon de l’Arsenal nous proposent d’exposer l’architecture en trois dimensions au travers du parcours initié et des éléments exposés tels que des maquettes, des perspectives. Toutefois, l’approche acoustique n’est jamais traitée. Y a-t-il de l’écho ? Nous sentons-nous à l’étroit ? Le bruit des pas, est-il sourd ? Tous ces éléments peuvent paraître anodins mais permettent de nous repérer et d’avoir une approche sensible de l’espace. Le son pourrait être une piste d’entrée afin de s’immerger, de parcourir les édifices mentalement.
Marianne Bukhalter et Christian Sumi nous en ont proposé une première approche au cœur de leur réalisation d’une halle destinée à accueillir les œuvres The Collectors House de l’artiste belge Hans op de Beck. Lors de la phase de gros œuvre, ils ont mis à profit le lieu en laissant libre cours à une performance nommée « Espace/Mouvement/Son »⁴ en 2022. Grâce à un jeu de vocalises interprété par trois chanteurs, elle souligne la pleine puissance acoustique du bâtiment. Ce processus révèle comment le son, réverbéré dans les différents volumes architecturaux, influence l’appréhension que l’on se fait d’un espace. La captation de ces sons in situ pourrait être réinjectée dans une exposition, telle que celles présentées au Pavillon de l’Arsenal, afin d’exposer l’architecture sans l’architecture. Cependant, rien ne remplacera l’expérience au sein du bâtiment qui ne retrouvera jamais son égal dans une simple reconstitution.


Performance de l'exposition "Raum / Bewegung / Sound", Goeschenen, 2022


Exposer des documents qui ne se dévoilent pas par eux même serait une piste d’entrée. La thématique du voyage serait pertinente pour y investir le son. En effet, au-delà des carnets de croquis, écrits et photographies qui sont d’une grande richesse, voyager est également un état d’esprit. Réussir à capter l’essence du voyageur et les différentes émotions qui l’ont traversé lors de la découverte d’une nouvelle culture fait partie intégrante des éléments à partager afin de pouvoir faire vivre son épopée. Ces états d’âme pourraient être matérialisés par un travail sonore afin de relier la réalité vue des documents avec une certaine abstraction liée à l’imaginaire du voyageur. Le visiteur serait à même de s’identifier et de ressentir une proximité avec celui-ci. Par ailleurs, le son, n’étant pas illustratif, permettrait de recréer une intimité, une bulle sonore identique à celle éprouvée lors d’un voyage solitaire.
Les documents d’archives présentent également cette dimension d’inaccessibilité sans recontextualisation. De nombreux objets tels que des photographies ou des objets trouvés ont perdu leur essence car nous ne connaissons pas leurs origines ou leur histoire. Il serait intéressant de leur recréer une narration par le son, qu’elle soit fictive ou réelle, ce qui permettrait de remettre en lumière ces objets délaissés.


C’est une posture qui avait déjà fait parler d’elle dans le cadre de l’exposition « Dans la Seine » présentée au Musée Carnavalet de Paris en février 2024. Celle-ci nous dépeint un portrait de la ville de Paris au travers des objets retrouvés au fond et sur les berges du fleuve parisien. Certains ont réussi à être datés mais dans l’ensemble, ce sont des objets dont on ne connaît pas l’histoire ou tout simplement, quelles circonstances les ont conduits à reposer dans les fonds de la Seine. Rassemblés dans un même lieu des objets aux fonctions et d’époques variées éveillent la curiosité, laissant à chacun la liberté d’imaginer des connexions et des dialogues possibles entre ces artefacts.


Nous pouvons également citer les cabinets de curiosité qui renferment de nombreux objets plus mystérieux les uns que les autres. Ils sont d’autant plus pertinents dans notre posture lorsqu’il s’agit de collections privées dont l’entièreté des objets ne sont pas forcément référencés ou aux provenances inavouées. L’exposition « Fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture » au Centre d’art à Landerneau ou encore « les Chambres des Merveilles » présentée au Château de Carrouges, nous dépeignent une effusion d’objets de toutes sortes et de tous horizons glanés au fur et à mesure du temps.
Ces approches méthodologiques ou thématiques sont porteuses de sens pour préfigurer un projet dans lequel la dimension sonore représenterait une réelle plus-value. Par sa prédominance, une fois combinée à la vue, elle instaurerait un rapport équilibré entre ses deux sens qui ne peuvent se passer l’un de l’autre. Par son appréhension de l’exposition, le visiteur se verra ajouter une troisième composante, mouvante, qu’est son imaginaire, sa mémoire, révélant ainsi à lui l’entièreté de la thématique de l’exposition. En se la réappropriant entièrement, elle lui sera porteuse de sens et évocatrice de souvenirs et, par la même occasion, permettra une meilleure mémorisation de ce sujet qui l’aura touché, auquel il se sera identifié.


Pour conclure, la complémentarité entre la vue et l’ouïe constitue un pilier essentiel pour enrichir l’expérience muséale, en dépassant les limites d’une approche exclusivement visuelle. Si la synesthésie, en tant que principe cognitif, existe, elle ne peut être employée en tant que tel dans le milieu de l’exposition en raison de son caractère limité. Elle est souvent confondue avec la mémoire, évocatrice de souvenirs et de sensations, qui se révèle dans l’appréhension que nous nous faisons d’un objet. De ce fait, il est préférable dans le milieu de l’exposition de s’appuyer sur un débordement de sens de l’ouïe vers celui de la vue, afin de révéler une approche sensorielle de l’exposition qui soit parlante à tous. Par son appropriation, le visiteur se verra transporter dans un second champ sensoriel d’une autre nature, qui lui est propre, appuyé par son expérience, son contexte socio-culturel ou plus rarement ses sensations synesthètes. Cette sensibilité se superpose à l’espace d’exposition renvoyant vers la création d’une poche sensible qui libère l’imagination. Par des principes d’association entre des dispositifs sonores et l’objet exposé, cette poche se déploie plus ou moins. Elle peut se présenter de façon intuitive ou plus abstraite, en employant le son pour révéler ce que nous ne voyons pas. Cette justesse de composition a été expérimentée dans certaines expositions mais de façon contrôlée, trop scénarisée bridant un imaginaire débordant. C’est pour cette raison, qu’imaginer des scénarios d’amplification jouant sur l’association entre vue et son à leur paroxysme permettrait d’appréhender le milieu de l’exposition d’une façon nouvelle et de percevoir jusqu’où nous pouvons laisser libre cours à notre imagination.


En tant que designer d’exposition, cette réflexion m’encourage à privilégier une approche où les sens s’enrichissent mutuellement, révélant tout le potentiel de leurs interactions. J’ai la volonté d’explorer des formes de narration au sein des expositions où le dialogue constant entre la vue et l’ouïe permet de libérer l’imaginaire de chacun, de le prendre en considération, voir cet imaginaire comme une matière mouvante dès la phase de conception.
Contrainte par les codes traditionnels d’une exposition, dictés par sa temporalité et la hiérarchisation pyramidale du milieu muséal, il est essentiel de s’en affranchir pour explorer de nouvelles approches curatoriales et scénographiques, favorisant l’expérimentation. Ainsi, en libérant l’imaginaire du visiteur et en dépassant les cadres conventionnels, nous ouvrons la voie à des expositions qui vont au-delà d’une simple présentation d’objets mais se voient devenir des espaces vivants où se rencontrent les artefacts, leur appréhension sensorielle et leur réinterprétation par l’imaginaire, dévoilant leur véritable signification.





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Sources



Livres :

-         Chion, Michel, Son : ouïr, écouter, observer, 1998
-         Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, 1945

Conférence :

-         Marianne Burkhalter et Christian Sumi avec Roula Matar, « Expositions et installations. Une recherche éphémère », en partenariats avec LéaV et l’école Camondo, Cycle de rencontres : Habiter en claustrophile. Fabrique, pratique et critique de l’intérieur, 6 mars 2023
lien : https://ccsparis.com/evenements/cycle-de-rencontres-habiter-en-claustrophile-fabrique-pratique-et-critique-de-linterieur/marianne-burkhalter-christian-sumi/

Expositions :

-         Collection Al Thani, Hôtel de la Marine, Paris, 2024
-         « Mirror Maze », collaboration entre Chanel et magazine ID, Peckham, 2016
-         « Raum / Bewegung / Sound », Goeschenen », 2022
-         « Dans la Seine », Musée Carnavalet de Paris, 2024
-         « Fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture », Centre d’art à Landerneau, 2019
-         « Les Chambres des Merveilles », Château de Carrouges, 2024

Interviews : (voir annexes sites)

-         Letort Bruno, compositeur français dans le milieu musical et muséal
-        Judon Pierre, éditeur de phonogrammes en musique expérimentale et régisseur technique au Centre Belge de la Bande Dessinée de Bruxelles