BRUNO LETORT




Bruno Letort est un compositeur et musicien français né en 1963, reconnu pour son travail à la croisée de plusieurs genres musicaux, mêlant influences classiques, jazz et musiques contemporaines. Il a notamment exploré des formats innovants, comme les ciné-concerts et les collaborations multidisciplinaires, intégrant musique, littérature et arts visuels. Fondateur de l’ensemble Ars Musica, Letort a également composé pour le cinéma, le théâtre et la scénographie d’exposition. Ses œuvres se caractérisent par une forte composante narrative et une recherche sur l’interaction entre son et image.
Comment appréhendez-vous la composition d’une nappe sonore pour un musée ?
Y a-t-il une différence avec la composition musicale classique ?


Dans mon travail, il se pose vraiment la question de la pollution sonore. C’est l’un des premiers trucs que j’étudie car je l’ai mal vécu sur la toute première exposition que j’ai faite, où j’ai complétement raté le truc. J’ai agi comme un musicien et je ne m’étais pas posé la question du problème de la diffusion. J’avais écrit une série de pièces, puis je les ai collées les unes à côté des autres.
On a ouvert les amplis, et là, il y avait une sorte de brouhaha insupportable. Je ne l’ai jamais dit comme ça à l’époque, mais j’en avais conscience. Pour moi, ça a été la première leçon de la différence entre le travail de compositeur normé dans une salle de concert ou pour une musique de film, dans un cadre très précis, où justement il n’y a pas le phénomène de déambulation.
Le fait de travailler pour un espace, tu dois gérer à la fois des moments très différents d’un point de vue sonore mais les marier en même temps. A moins que tu aies des salles complétement fermées, ce qui n’arrive presque jamais.


Comment arrivez-vous à gérer la pollution sonore ?

Nous on l’a vu, j’ai fait une grosse exposition consacrée à Goya, au palais des Beaux-Arts de Lille, au musée des Confluences à Lyon également, où j’avais fait une expo sur les Sioux. Et c’est très compliqué parce que l’acoustique que tu as quand tu as cinq spectateurs et l’acoustique que tu as quand tu en as trois cents en même temps, ce n’est pas du tout la même. Et donc, tu as des systèmes pour ça. Il y a des capteurs qui gèrent le niveau sonore et qui augmentent.


Quels dispositifs techniques préconisez-vous pour la diffusion du son ?

Bien sûr travailler en multicanal. Au musée du train de Bruxelles, on a un multicanal en 127 canaux. C’était impressionnant ! Tous se marient les uns avec les autres. C’est vraiment des actes de composition super intéressants, c’est-à-dire que tu écris comme si tu étais un voyageur au sein d’un orchestre et tu passes de pupitre en pupitre. Tu vois bien que c’est la même pièce et à la fois elle est différente à chaque fois.
Après pour moi, les douches sonores, ça a toujours été une fausse bonne idée. D’abord parce que techniquement, ça ne marche pas tout à fait bien. A chaque fois que nous en avons utilisé, le son bave tout de même.


A quel moment fait-on appel à vous dans la chronologie d’une exposition ?

J’ai travaillé qu’avec trois scénographes dans ma vie. François Schuiten, Éric et Maciej Fiszer. Ce sont trois approches qui n’ont strictement rien à voir. François Schuiten, c’est vraiment un artiste, un dessinateur. Il a une idée très très précise de la scénographie. Maciej, c’est vraiment un architecte, fils d’architecte. Et lui, il a une scénographie beaucoup plus technique. C’est magnifique ce qu’il fait mais c’est déjà beaucoup plus technique. C’est beaucoup moins libre que François. Et puis tu as Éric, qui est un peu un truc entre les deux. Je trouve qu’il a un côté de recherche permanente et toujours dans cette quête de curiosité : sur les matériaux, les couleurs, etc. François ne travaille pas du tout là-dessus. Maciej un peu plus mais voilà. Alors, sur le son, ils ont tous les trois des approches différentes. François, c’est un sensoriel, un fou de musique. Il a pleins de référents musicaux, pas très classiques en général mais plutôt dans la pop et le rock. Il sait exactement ce qu’il veut. Éric, c’est plus son discours. Il est plus sur la globalité avec une très grande liberté. Et Maciej, le son est utilisé pour servir la scénographie. Donc très très différent.
Le son, c’est comme au cinéma. Tu peux te dire que le son accompagne une scène ou être central. Tu as des exemples assez drôles en musique de film. Un exemple qui est flagrant : la Panthère Rose. Au départ, c’était une musique de générique, écrit par Mancini. Puis, finalement, il n’en est resté que la musique. Et tout le monde a presque oublié que c’était une musique de film au départ. L’autre truc, extrêmement important est sur la liberté que peut te laisser un réalisateur ou un scénographe, sur quel va être le rôle de la musique.
Est-ce que la musique peut être une sorte de double narration ? Tu racontes quelque chose dans ta scénographie et puis la musique va venir poser des questions à cette narration.


Auriez-vous un exemple à donner ?

On a un cas très intéressant au cinéma, qui est le cas de Godard. Godard s’est toujours posé cette question :
à quoi sert une bande son ? Et les montages de Godard sont extraordinaires ! C’est pour ça que le label ECM a sorti des coffrets de disques avec la bande originale et les dialogues tellement c’est hyper inventif !
C’est très intéressant, parce que bien sûr, les deux fonctionnent mais tu t’aperçois quand tu écoutes le son, que c’est une mise en scène, une scénographie à part entière.
Sur la scénographie muséale, c’est exactement la même chose. Parfois, la musique peut venir jouer sur le second degré. Parfois, elle peut, au contraire, rendre quelque chose de très sérieux au premier abord. Tu as parfois la musique qui refuse de prendre position, toutes les musiques d’ambiance, par exemple. Elles sont hyper intéressantes, parce que tu vas juste créer de la matière sonore et qui aura un rôle complétement fonctionnel. C’est intéressant de voir comme le son a une mise en espace, une mise en scène, une scénographie propre qui peut être totalement déconnectée ou complémentaire avec la scénographie.


Pensez-vous que le son est pris en compte dans la conception d’expositions culturelles ?

Je vois que tu es convaincue mais souvent le son est le parent pauvre des expositions. Avec François Schuiten, on a travaillé sur un énorme projet et ça n’a pas abouti. Pour lui, ça a abouti mais pas pour le son. C’était au CNIT à la Défense donc comme tu peux te l’imaginer, un budget colossal. Finalement, ils ne l’ont pas fait parce qu’ils avaient déjà dépassé les budgets alors que sur un budget comme celui-ci, ce n’est rien.


Comment décrirez-vous la musique fonctionnelle, que vous évoquiez précédemment ?

Grosso modo, la musique a été fonctionnelle jusqu’au XIXe siècle. En musique contemporaine, on est tellement allé loin dans l’évolution de l’écriture, qu’en fait le public ne peut plus comprendre le travail des micros tonalités. Ça demande un apprentissage qui est très compliqué, très long et le public n’a pas forcément envie, ni le temps.


Comment peut-on être légitime en tant que scénographe de projeter ses intuitions sonores sans avoir de connaissances en tant que musicien ou compositeur ?

Tu sais l’un des compositeurs les plus passionnants, je trouve notamment dans les expositions,
c’est Brian Eno, qui est un réalisateur. Il a un truc incroyable, c’est qu’il vient des beaux-arts. Il n’est pas du tout musicien à la base mais sa réflexion face à la musique est beaucoup plus intéressante que plein de gens qui sont au conservatoire. C’est une réflexion qui repose sur la perception du son. Quand il a fait Music for Airport, qui pour moi est un chef d’œuvre. Au départ, ça a été conçu pour l’aéroport de LaGuardia, qui est l’un des trois aéroports new-yorkais le plus ancien. On lui a demandé d’écrire une musique pour apaiser les gens, pour qu’ils n’aient pas peur de prendre l’avion. Donc, il a écrit ce truc, qui est on ne peut plus simple mais qui est quand même assez incroyable. Il a vraiment conçu ça au départ comme une approche très graphique du son et puis il l’a appliqué. Toute sa recherche depuis le début, notamment à l’époque où il était à l’Académie des Beaux-Arts, où il cherchait à noter le son. Et donc, tu as un rapport entre le graphisme et le son qui est vraiment important. Aujourd’hui, il est dans des formes, qu’il appelle la musique générative. Bien sûr, ça passe beaucoup par l’intelligence artificielle. L’idée, elle est de se dire, que jamais dans une exposition, tu écouteras la même chose. Même si tu reviens le lendemain, au même endroit et à la même heure, tu entendras autre chose. C’est une musique qui évolue avec le temps.


Que pensez-vous de la musique générative ?

C’est très personnel mais je trouve que ça appauvrit la musique en réalité parce que tu es tellement dans un système de combinaisons. Pour que ça fonctionne, t’as une sorte de nivellement un peu par le bas. Mais c’est un concept intéressant. C’est un concept qui à mon avis peut évoluer. C’est mon côté musicien, qui fait que j’essaye toujours de garder un certain intérêt de la musique. Et dans le cas de la musique générative, je trouve que c’est un peu trop dénaturé. Et puis je tiens à mon métier de compositeur.


Quel est votre rapport/pratique à la musique ?

Par rapport à mon vécu, je suis très attiré par l’écriture, au sens presque de la plume. Même si j’utilise beaucoup d’instruments électroniques, parce que j’adore ça, je suis fan de synthé depuis que j’ai vingt ans. J’adore ça ! J’adore collectionner. Je n’ai même pas assez le temps avec toutes les machines que j’ai, pour vraiment travailler sur chacune. J’aime aller chercher et acheter de nouveaux outils, la curiosité de découvrir, d’être surpris par des choses. J’ai quand même un truc de communication avec le public qui est important et tu ne peux pas faire abstraction de ça dans les formes scénographiques. Je trouve que c’est hyper intéressant de ne pas le vulgariser mais justement que ce soit parlant pour tous, que chacun puisse imaginer à sa façon. On a tous une certaine émotion vis-à-vis du son.


Comment réussir à faire une nappe sonore qui soit parlante pour tous ?

Je pense que tu devrais jouer sur cette tension entre agréable et désagréable. Par exemple, on le voit bien en musique électronique, il y a 96 % des gens qui vont trouver ça désagréable et 5 % des gens qui trouvent ça passionnant. C’est hyper subjectif aussi ! Par exemple, il y a des gens qui lisent en écoutant de la musique.
Il y a des gens qui dessinent en écoutant de la musique. Je connais même des compositeurs qui composent en écoutant d’autres musiques. Ça leur permet de déconnecter et c’est intéressant comme expérience. Les écrivains qui écrivent sur la musique, n’écrivent pas en fonction de la musique. C’est bien plus complexe !


Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans le travail sonore d’une exposition muséale ?

Le principal ennemi, c’est le personnel de l’exposition pour le son. Les gens qui y travaillent au quotidien, c’est un enfer pour eux et je les comprends. Au musée, souvent, ils baissent mais c’est à nous de cadrer. Au musée du train, ils baissaient. Ce n’est pas normal pour le spectateur, qui vient pour la première fois, même si je comprends, que quand tu entends la boucle quarante-cinq fois par jour. Après, au bout d’un moment, tu l’entends plus.