LIEN ENTRE OBJET ET VISITEUR






Le débordement de sens évoqué précédemment nécessite de créer une véritable porosité entre l’ensemble des éléments qui constituent une exposition. Celle-ci est créatrice d’interactions afin de rendre le tout porteur de significations, accessibles à l’appropriation du public.
Comme l’explique Jean Davallon, toute mise en exposition accomplit « un choix, un prélèvement, un rassemblement, une disposition, une composition d’objets en un lieu »¹ . Ces objets peuvent être des objets exposés, élevés au rang d’œuvre ou des éléments constituant la scénographie, ayant pour vocation de rendre accessible la compréhension des objets exposés. Afin de les différencier, nous les nommerons objet d’exposition et dispositifs scénographiques ou de médiation.
La porosité créée entre l’ensemble des éléments d’une exposition par un jeu d’associations ou de combinaisons estompe les limites franches entre les différents statuts des objets (énoncés plus haut). De ce fait, le son peut être à la fois un dispositif de médiation faisant partie intégrante de la scénographie ou objet d’exposition lui-même permettant la mise en valeur des objets exposés d’un autre ordre et leur compréhension. Ce changement de statut du son permet de proposer plusieurs clés d’entrée, chacune de nature différente et plus ou moins littérale afin de toucher un large public. Cette diversité propose plusieurs niveaux de lecture d’une même thématique afin d’atteindre ce juste équilibre tant convoité entre expôt et le son en tant que dispositif de médiation ou objet d’exposition. Enfin, objets d’exposition et dispositifs scénographiques et de médiation interagissent au sein d’un espace avec une troisième composante : le visiteur.


Schéma de relation entre les trois composantes d'une exposition




1.    Observer les comportements pour une expérience muséale plus adaptée



Au-delà de l’âge des visiteurs qui est une première variante, nous observons différents profils de visiteurs qui sont une première clé d’entrée pour comprendre quels sont les éléments auxquels ils seront plus ou moins sensibles. Martine Levasseur et Eliséo Véron en ont réalisé une première classification². Nous pouvons retrouver quatre profils basés sur le comportement du visiteur et le parcours établi par celui-ci.
Tout d’abord « la fourmi », visiteur méthodique qui réalise un parcours linéaire et détaillé. Il s’arrête longuement devant chacune des œuvres. Ce premier type sera davantage sensible aux transmissions directes d’informations. Pour autant, il pourra appréhender l’ensemble des dispositifs scénographiques proposés pour atteindre une compréhension complète de l’œuvre à la fois sémantiquement et de façon sensible. Il opère un parcours du sujet vers ce qui l’entoure et donc de l’objet exposé vers la scénographie.
Le visiteur « papillon » quant à lui, papillonne d’un point à un autre de l’exposition sans suivre de parcours spécifique. Sa visite est plus intuitive et basée sur l’intérêt immédiat que suscite un objet ou un dispositif scénographique. Il accordera son attention uniquement aux éléments qui l’intrigueront, éveilleront sa sensibilité. Il ne vise donc pas une compréhension complète de l’exposition. Celle-ci sera partielle, au travers des objets auxquels il est sensible.
Le troisième profil correspond à la « sauterelle », elle saute d’un point à un autre sans prêter attention aux transitions. Elle ne sera donc pas sensible aux éléments qui guident, qui proposent une narration tout au long de l’exposition.
Enfin, le « poisson », porte un plus grand intérêt à l’expérience collective et sociale qu’aux objets eux-mêmes. De ce fait, l’ensemble des dispositifs scénographiques voués à toucher un référentiel partagé par tous permettra de le ramener aux objets d’exposition.



Illustration des différents profils de visiteurs




2.    L’intégration du son dans l’exposition : médiation, interaction et évocation



A partir des sensibilités de chaque profil nous pouvons envisager trois modes d’utilisation du son au sein d’une exposition. C’est en les alternant, qu’il devient possible de toucher le plus grand nombre de visiteurs vis-à-vis de leur déambulation et de leur sensibilité à l’environnement qui les entoure. Ces trois propositions représentent évidemment des idéaux qui peuvent prendre différentes formes lorsqu’elles sont mises en application.
Tout d’abord, l’usage du son comme médiation vis-à-vis d’un objet d’exposition. Il s’agit de l’association du son en tant qu’objet d’exposition ou de dispositif de médiation pour permettre la compréhension d’un objet d’exposition. Nous observons également l’utilisation du son comme outil de médiation associé à un autre dispositif scénographique de nature différente afin d’accéder à la compréhension d’un objet d’exposition. Enfin, le dernier usage du son est plus abstrait et correspond à une lecture plus fine de l’exposition. Il s‘agit de dissocier radicalement le son en tant que dispositif de médiation ou objet d’exposition sonore de ce que nous voyons (donc l’objet d’exposition), afin de proposer par un jeu d’évocation non directe une compréhension de l’objet par manque. L’association n’est pas dans ce cas-ci évidente car c’est le visiteur qui doit la réaliser par lui-même. Nous reviendrons sur l’ensemble de ces formes en détails.


Illustration des modes d'utilisation du son au sein d’une exposition



Pour pouvoir agir sur les sensibilités variées des visiteurs, il est également nécessaire - au-delà du mode d’utilisation choisi qui détermine l’élément avec lequel sera associé le son - de diversifier la nature du son. En effet, la qualité d’un son peut varier également. Jusqu’à présent nous avons englobé au travers du mot son : la musique, le bruit et la parole mais chacun détient ses propres qualités et il est important de les définir avant de voir quelle est leur utilisation. Pour définir la musique, nous reprendrons la définition qu’en fait Michel Chion³ : elle correspond à « l’exercice caché d’une arithmétique dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il compte ». Le bruit quant à lui est souvent perçu de façon péjorative mais correspond à un phénomène sonore se caractérisant par une structure de fréquence non périodique, c’est-à-dire aléatoire. Il est souvent considéré comme une nuisance. Enfin, la parole correspond à la mise en œuvre du langage. C’est la mise en application d’un ensemble de phonèmes, qui une fois assemblés, permettent la création de signes afin de partager l’expression d’une pensée.


Dès à présent, nous allons étayer l’ensemble des modes d’écoute présentés plus haut en les exposant du débordement de sens le plus littéral au moins littéral, permettant la création de plusieurs degrés de compréhension et de sensibilité d’une exposition. Nous pouvons dès à présent nous poser les questions suivantes : quelle juste mesure y a-t-il entre vue et son ? Quelle place accordons-nous au son au sein des expositions et quelle richesse peut-on en extraire ?
Nous prendrons appui en grande partie sur des phénomènes observés par Michel Chion, critique cinématographique que nous viendrons transposer dans le contexte de l’exposition. Celui-ci diffère du cinéma comme nous l’explique Suzanne Macleod⁴ car l’exposition est un média qui se déploie dans un espace en trois dimensions où la narration du visiteur est libre par sa déambulation. A l’inverse le cinéma, correspond à une projection en deux dimensions. Dans les deux cas, il s’agit d’une mise en scène et il est pertinent d’en établir des parallèles et rapprochements entre eux.




A. Le son comme moyen de transmission direct




Afin de proposer un premier degré de lecture de l’exposition, nous observons un premier mode d’utilisation du son, par l’association directe du son à l’objet d’exposition. Cette composition ne fait intervenir que deux éléments qui se présentent au visiteur. Le son se veut didactique.
L’exemple le plus évident est l’audioguide classique, très présent dans les musées, ou encore les bornes qui proposent une écoute individuelle. Par « audioguide classique », nous faisons référence à un parcours de visite complet, dans lequel chaque œuvre exposée est présentée individuellement et référencée selon une numérologie à laquelle le visiteur doit se référer pour déclencher l’écoute. Comme l’explique Cécile Corbel⁵, cette écoute a l’avantage de transmettre des informations cognitives qui viennent se superposer à l’ensemble de la visite. L’usage de la parole à travers l’audioguide propose une narration continue sur l’ensemble de la visite. Etant uniquement sonore, ce dispositif de médiation s’associe directement aux objets exposés et donc à la vue. Il permet au visiteur d’accéder à des contenus en se libérant de toutes contraintes.
Néanmoins ceci reste très théorique car en pratique, l’audioguide classique ne relève pas d’un débordement de sens mais vient décrire ce que nous voyons et donc calquer une réalité qui n’est pas expliquée. Il s’agit tout bonnement, d’un prolongement des cartels de l’exposition qui permet de soulager le sens de la vue, en apportant des informations complémentaires à celles écrites ou en permettant de se focaliser sur le détail d’une œuvre, et non d’une transgression d’un sens vers un autre. Il peut s’avérer être très désagréable pour le visiteur d’alterner volontairement entre les informations écrites et orales, ce qui peut entraîner une perte d’attention. Seul un visiteur assidu (la fourmi) peut se sentir concerné, ayant la volonté d’intégrer une quantité importante de connaissances.
Là où il devient pertinent de réinventer l’audioguide, c’est lorsque l’usage didactique de la parole est combiné avec des bruitages et de la musique au sein même du dispositif. L’ambiance sonore permet de redonner vie aux mises en scène et ainsi de recontextualiser les objets.
Un des exemples les plus parlants est le travail sonore réalisé pour l’exposition des « Appartements des Intendants » à l’Hôtel de la Marine à Paris. Nous observons une approche remarquable de l’audioguide. Celui-ci propose un parcours géolocalisé dans lequel se mêlent paroles, bruitage et musique, allant au-delà d’une simple transmission de connaissances pour offrir une immersion totale dans le passé. Par un jeu de scénettes, nous sommes invités dans la demeure et stimulés par le propriétaire qui habite les lieux. Une seconde voix incarne le rôle de médiation, en venant ponctuer la visite d’anecdotes sur le mobilier ou des détails de la pièce. La musique sert de transition entre les différentes séquences.
La géolocalisation joue énormément dans la réussite de l’expérience. Le visiteur n’est ainsi plus déconnecté de l’environnement de l’exposition en devant se référer à la numérotation. Le mobilier est donc muséalisé sans que le visiteur s’en rende compte car l’écoute proposée vient complètement nous faire oublier le cadre du musée en recréant des appartements aménagés, donnant l’impression qu’ils sont encore occupés. Le son prend une grande importance au sein de l’exposition sans pour autant prendre le pas sur les éléments exposés. C’est un dialogue constant qui s’établit entre objets et son en tant que dispositif de médiation. Cette association est parlante pour un grand nombre de visiteurs : les plus assidus (fourmis) qui peuvent prendre leur temps pour parcourir le musée, ainsi que ceux qui sont interpelés par une mise en scène en particulier, ou désirent écourter le temps d’écoute de certaines salles (papillons et sauterelles). Cet assemblage est toutefois assez évident car il est guidé mais touche pour autant le référentiel commun au travers d’une écoute causale qui renforce le lien intuitif entre le son et l’objet auquel il se réfère.


Exposition "Appartements de l'Intendants",
Hôtel de la Marine, 2024


L’usage de bruitage peut également être mis à profit dans le but d’une écoute collective au sein de la scénographie. C’est le cas au Musée de la Soierie à Charlieu, où il joue un rôle didactique afin de rendre compte des bruits symboliques des métiers à tisser, de leur fonctionnement passé. Danièle Miguet mentionne qu’ils « recréent l'environnement sonore qui fait partie des souvenirs de tous les habitants de la région et, plus largement, des zones textiles »⁶. Les métiers à tisser reprennent vie par le son. C’est également une écoute causale qui est proposée, à partir de laquelle le visiteur fait intuitivement le lien avec les objets présentés. Cette association des sens de la vue et de l’ouïe permet d’imaginer, de voir bouger ces objets qui pour autant restent figés. Cette composition vise à la fois un public qui accorde une grande importance à l’écoute collective (les poissons), un public qui est interpellé par l’objet (papillons et sauterelles) mais également les visiteurs assidus (fourmis). Pour autant, le débordement de sens permet de se projeter dans une réalité passée par les bruits des métiers à tisser ou de l’imaginer à partir des souvenirs qu’il suscite.


Photographie de l’atelier à tisser de Traclet, 1906



Enfin, dans le prolongement de ce lien direct entre son et objet d’exposition, nous ne manquerons pas de citer le recours de la parole en tant que témoignage et donc objet d’exposition. La captation des dires d’un artiste présentant son œuvre permet de créer un rapprochement direct entre l’œuvre et le visiteur. Celui-ci est à même de comprendre son processus de création par une écoute sémantique. Délivrer la parole à travers l’interview permet de dévoiler des anecdotes plus personnelles et de proposer une relation intime avec le lieu, avec l’artiste. Le visiteur se sent alors directement concerné et son attention se focalise réellement sur les intentions conceptuelles de l’artiste qui l’ont mené à la création de l’objet. La scénographie se fait alors plus discrète pour laisser interagir le visiteur et l’artiste au travers de son œuvre.




B.    Interaction d’un son en tant que dispositif de médiation ou objet d’exposition
avec un dispositif scénographique d’une autre nature, favorisant une meilleure compréhension de l’œuvre




Les jeux de composition entre un dispositif de médiation sonore et un autre dispositif scénographique d’autre nature permettant la compréhension de l’expôt relèvent d’un second degré de compréhension, plus complexe. Le visiteur doit pouvoir réaliser lui-même l’association des deux pour se l’approprier afin de s’emparer de l’objet.


Plus concrètement, le son est très souvent associé à la lumière. Ces deux procédés scénographiques une fois associés se complètent à merveille. En effet, comme nous l’avons expliqué précédemment en nous appuyant sur les propos de Michel Chion, le son ne se perçoit pas à l’œil nu. L’associer à une image permet aux visiteurs de restituer le son dans l’espace vu. La lumière accentue ce phénomène car elle focalise l’attention du visiteur sur un détail de l’objet ou un objet dans sa totalité, en l’isolant des autres grâce à l’ombre qui l’entoure.


Cette association son et lumière peut prendre la forme de projections. Pour illustrer ce propos, nous prendrons appui sur la projection introductive de l’exposition « Surréalisme » présentée au Centre Pompidou. Associé à la lumière, le son peut également prendre le pas sur la vue et/ou sur l’objet d’exposition tout en conservant l’enjeu de créer un dispositif qui fasse sens et suscite l’imagination du visiteur. La vraie question est de savoir, si le son peut prendre le pas sur l’objet exposé tout en le magnifiant ?
Au sein de l’exposition « Surréalisme », le visiteur est invité à prendre place dans une salle circulaire. En son centre, nous pouvons y retrouver une vitrine, elle aussi circulaire abritant un ensemble de lettres d’artistes ou écrivains surréalistes. Au pourtour de la pièce, une gigantesque projection circulaire entoure les visiteurs. Celle-ci se déclenche toutes les sept minutes avec un intervalle de deux minutes permettant de découvrir dans un premier lieu les lettres situées au centre, puis de focaliser son attention sur la projection. La vidéo ne sert que d’appui au son, qui détient une bien plus grande importance. C’est ce que nous appelons un effet « visu-auditif »⁷, pour reprendre le terme employé par Michel Chion, lorsque le foyer de l’attention est focalisé davantage sur le son que sur la vue. En effet, la vidéo nous invite à fouiller et passer en revue l’ensemble des lettres et donc les différents protagonistes du mouvement surréaliste tandis que le son - composition entre musique et paroles - permet d’introduire le mouvement et les personnages présentés. La vue sert d’accroche, de lien entre les objets exposés et le son. Par ailleurs, elle permet également de retenir l’attention du visiteur pendant toute la durée de la captation sonore. Les connaissances sont véhiculées uniquement par le son. Nous pourrions penser que cette association dessert les objets exposés mais bien au contraire. Ce panachage de dispositifs scénographiques s’inscrit dans la continuité des objets en invitant le visiteur à fouiller et archiver ses lettres. L’installation est imposante et prend le pas sur le temps d’attention accordé aux objets mais ce n’est que pour mieux les comprendre et y revenir par la suite. Le visiteur aura l’impression d’avancer dans sa recherche, au cours de sa fouille et d’acquérir par lui-même des connaissances qui auront été partagées oralement.



Salle d'introduction, exposition "Surréalisme",
Centre Pompidou, Paris, 2024



Un cas particulier de ce mode de composition entre son et lumière est lorsqu’il est difficile de discerner ce qui relève de l’objet exposé ou du dispositif scénographique.
En effet, prenons l’exemple de l’exposition « Métal » présentée à la Philharmonie de Paris. L’une des salles qui la composent est dédiée à la mise en lumière des différents sous-genres du métal. Chaque sous-genre est matérialisé par une alcôve abritant des objets assimilés à ce genre. Au fond de chaque alcôve se dessine un vitrail de couleur réalisé par rétroprojection. Parallèlement, le visiteur entend une musique qui se lance. Afin de pouvoir assimiler à quel sous-genre musical appartient la musique, nous observons une activation en simultané du vitrail. Celui-ci ne projette plus une simple couleur mais s’anime avec des visuels marquants, des flashs de lumière ou des projections de concerts. Les autres se trouvent dès à présent au second plan car ils restent figés. Cette association entre la lumière et le son est ce que Michel Chion⁸ désigne comme « la synchrèse ». Il s’agit de percevoir le son et la lumière comme un seul et même phénomène dû à la simultanéité des événements sonore et visuel. Le visiteur y établit automatiquement une interdépendance. Une fois cette association assimilée, celui-ci est à même de comprendre la corrélation entre la musique entendue et le vitrail qui renvoie lui-même à une alcôve et donc aux objets qui en dépendent. L’écoute est causale mais plus complexe que celle présentée précédemment en raison du nombre de dispositifs à associer.
Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est l’ambivalence de statut des objets mis en intéraction. La musique est un objet d’exposition. Le vitrail, ainsi que le lancement en simultané avec la musique sont des dispositifs scénographiques. Enfin, les objets présentés dans les alcôves (moto, guitare, accessoire…) oscillent entre des objets d’exposition et des reliques qui peuvent être considérées comme des éléments de décor. Le réel objet à mettre en valeur au sein de cet exemple est la musique, qui prend vie par l’association établie avec la scénographie et les éléments de décor afin de recréer et comprendre l’univers du métal.
Cette association est une façon intuitive de découvrir le métal, les sous-genres et l’univers associé à chacun d’eux. Pour les plus âgés, elle offre aux visiteurs la possibilité de raviver des souvenirs ou une période révolue qu’ils ont pu côtoyer étant plus jeunes.


Salle des alcôves, exposition "Métal", Philharmonie, Paris, 2024


L’ensemble de ces procédés nécessitent un temps plus long afin de l’appréhender dans leur totalité. Leur complexité est également attrayante, d’autant plus que le débordement de sens en est l’une des clés de compréhension. Le visiteur ressent et par intuition comprend. De ce fait ces procédés touchent un plus large public car chacun peut y trouver son compte. Les visiteurs assidus resteront le temps de la boucle, le visiteur qui a du mal à fixer son attention sera happé par la vue - par l’effet spectacle produit par l’installation et sa grandeur - puis par résultante à ce qu’il entend.




C.    Le son comme moyen d'influencer notre perception visuelle sans transmission directe de connaissances




Enfin nous pouvons relever une troisième typologie, correspondant à un troisième degré de lecture de l’exposition bien plus complexe. Il s’agit de créer une composition entre son et vue par manquement, dans le but de révéler l’invisible. Le scénographe, en s’appuyant sur l’ensemble des références communes donne le moyen au visiteur de s’approprier par son appréhension le dispositif. C’est en l’associant par lui-même à l’objet exposé qu’il y décèlera son sens et ravivera sa sensibilité. Cette définition peut paraître abstraite et susciter votre imaginaire et c’est bel et bien le but de cette association que nous allons détailler davantage dès à présent.
L’intelligence émotionnelle dont fait preuve le visiteur dans ce troisième cas de figure s’établit par l’action du visiteur, qui par un cheminement de pensée accède à une compréhension à la fois sémantique et sensible de l’objet exposé.


Le rapport entre image et son est pensé en creux, c’est-à-dire que la mise en valeur des sons se fait par ce qui manque à la vue et inversement. C’est ce que Michel Chion, nomme effet « audio-visiogène »⁹ car sans l’un, il est impossible de comprendre l’autre. Ils sont indissociables.
Prenons l’exemple de l’usage de paysages sonores. Par paysage sonore 10, nous reprendrons la définition présentée par Michel Chion, reprise de Murray Schafer11, correspondant à une collection de bruits enchevêtrés, qui une fois agencés, permet la création de premiers et seconds plans.
En recréant l’environnement naturel dans lequel ont été extraits les objets présentés, cela permet de recontextualiser et de ramener une part d’humanité aux objets, qui sont pour la plupart arrachés de leur environnement pour venir être muséalisés et s’inscrire dans un environnement neutre, déconnecté de leurs origines. Le paysage sonore est un jeu d’évocations, il n’est pas la traduction sonore littérale des objets. Les objets sont une clé d’entrée, un fragment de celui-ci mais ne permettent pas de constituer un appui visuel suffisant pour illustrer l’entièreté de l’écoute. Cette approche est bien plus sensible car elle propose une écoute réduite 12. Ce terme énoncé par Michel Chion correspond à une écoute qui fait abstraction de la cause et du sens pour venir se focaliser uniquement sur les qualités sensibles du son. Ce type d’écoute est également nommé par Jean Louis Alibert « d’acousmatique »13 dont son intérêt est de déréaliser le son afin qu’il acquière son autonomie, retrouve son essence propre. N’étant pas la traduction littérale de l’objet, le visiteur alternera entre un bruit perçu et la recherche d’appuis visuels correspondants. Pour certains, ils correspondront à l’objet pour d’autres l’image sera incomplète. C’est précisément ce passage volontaire entre le visuel et le sonore qui stimule l’imagination : cet instant fugace où le son se détache de tout repère, ne trouvant plus d’appui visuel auquel se référer.


Illustration du chemin de pensée du visiteur lorsqu'une image est incomplète


C’est ce qui fait toute la beauté de cette association. Ayant une image incomplète, le visiteur sera amené à l’imaginer. Certains imagineront un objet mentalement qui n’est pas présent physiquement dans l’exposition, pour d’autres des représentations abstraites leur viendront à l’esprit. Ces illustrations abstraites issues de l’écoute d’un son sont appelées « images acoustiques »14. Cette notion est également abordée au travers de la musique par Bernard Vouilloux 15 qui nous dépeint des images évocatrices de sensation, d’associations complexes que la musique fait naître. Celles-ci ne sont pas seulement visuelles mais sont aussi liées aux mouvements, aux émotions et aux sensations corporelles. Les visiteurs ne se feront pas la même image mentale mais c’est justement cette diversité qui est belle et qui rend l’expérience de chacun singulière. L’exposition permet une appropriation de la scénographie et des objets qui la composent au travers de l’expérience propre au visiteur, aux souvenirs éveillés par sa mémoire, à sa propre sensibilité.
L’exposition « Amazônia » présentée à la Philharmonie de Paris, illustre parfaitement le propos. Le photographe Sebastiao Salgado nous propose d’explorer les photographies et de voir au-delà de l’image grâce à l’appui sonore de Jean-Michel Jarre, qui réalise un paysage sonore à partir des bruits de la forêt amazonienne.


Exposition "Amazônia", Philharmonie, Paris, 2021


Au-delà de cette nouvelle représentation propice à de nouvelles significations, ce principe d’association permet d’élargir l’espace du musée qui ne se limite plus aux objets qui le composent. C’est ce que Michel Chion nomme un phénomène d’extension ou de hors champ 16. L’usage du son nous renvoie au-delà de l’espace visuel et de ses limites (champ de la vue). Le corps est percevant, co-vibre lorsqu’une onde sonore le percute. L’inconscient complète la vue. Le débordement de sens est considérable et l’est d’autant plus par le caractère bi-sensoriel de l’oreille. Les limites du musée s’estompent par l’imagination.


Enfin, cette association peut être poussée davantage lorsque l’appui visuel est très peu présent, voire inexistant. C’est le cas de la salle d’exposition « L’œil à l’état sauvage » au Musée d’Arts de Nantes. L’entreprise Akken nous propose de traverser différentes fenêtres sonores. Laurence Guiliani 17 nous explique le dispositif. Par l’utilisation de capsules sonores, l’écoute nous propose de suivre les traces d’André Breton, en présentant ce personnage central du mouvement surréaliste et son contexte environnant. « Pourtant, dans cette salle du musée, on ne trouve aucun indice physique de ce dernier, celui-ci n’ayant produit aucune œuvre picturale. »18


Dans ce cas, le visiteur est amené à imaginer l’entièreté de ses ouvrages et de s’immerger dans le mouvement Surréaliste en général. Le son est alors didactique tandis que la représentation que le visiteur s’en fera sera poétique.


Salle d'exposition "L'œil à l'état sauvage",
Musée d'Arts de Nantes, 2019



Illustration du cheminement de pensée d'un visiteur, 
lorsque l'appui visuel est manquant



Au-delà des modes d’utilisation du son, il est important de rappeler l’importance du silence. Beaucoup en ont peur mais il est nécessaire pour parvenir à trouver le juste équilibre entre la vue et l’ouïe. Il permet à la fois de créer des moments de respiration, de pause afin de renouveler l’attention du visiteur. Le silence représente une source d’imagination. Une musique peut continuer à vivre même lorsque le concert est terminé. Il permet également de mettre en valeur par contraste les séquences où le son est plus présent.
L’ensemble des typologies présentées nous invite à un débordement de sens entre la vue et l’ouïe propice à se plonger dans notre imaginaire. Ces modes d’utilisation peuvent être plus ou moins abstraits et par la même occasion ne sollicitent pas notre imaginaire de la même façon et avec la même intensité. En effet, nous observons une réelle progression de la notion de débordement de sens. Elle peut être plus directe, intuitive dans les premiers exemples, tout en conservant plusieurs appropriations possibles. Enfin, au sein de la troisième typologie, les sens sont sollicités à un même endroit mais de façon non simultanée permettant de se faire écho sans se superposer. Le visiteur est à même de se focaliser sur un sens saisi par la réalité et de toucher un second issu de notre imagination, puis d’alterner. Cette poche de liberté créée par ce dispositif est à exploiter davantage afin de rendre l’expérience du visiteur plus intense encore en s’éloignant de son intuition pour se tourner vers son imagination, le rendant acteur.





suite de lecture






Sources




Livres :

-         Alibert, Jean-Louis, Le son et l’image, 2008
lien : https://journals.openedition.org/communication/1673
-         Chion, Michel, Son : ouïr, écouter, observer, 1998
-         MacLeod, Suzanne, Museum Making : Narratives, Architectures, Exhibitions, 2012



Articles :

-         Corbel, Cécile, « L’intégration du sonore au musée : quelques expériences muséographiques », Cahiers d’ethnomusicologie, 2003
lien : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/571
-         Davallon Jean et Flon Emilie, « le média exposition », Culture & Musées, 2013, p. 19 – 45
lien : https://journals.openedition.org/culturemusees/695
-         Guiliani, Laurence, « Le média sonore, médiateur sensible en milieu muséal », La Lettre de l’OCIM, n°202-203, 2022, 46-49
lien : https://journals.openedition.org/ocim/5173
-         Laville, Yann, « Théorie et pratique du son dans les musées, La Lettre de l’OCIM, n°159, 2015, p.43-46
lien : https://journals.openedition.org/ocim/1530
-         Levasseur Martine, Véron Eliséo, « Ethnographie de l’exposition : l’espace, le corps et le sens », Histoires d’exposition, 1983
-         Miguet, Danièle, « Autour de la sensorialité dans les musées », Culture et Musées, volume 13, 1998
Lien : https://www.persee.fr/doc/pumus_1164-5385_1998_num_13_1_1313
-         Vouilloux, Bernard, « Voir la musique », Classiques Garnier, 2018
lien : https://classiques-garnier.com/synesthesies-sonores-du-son-au-x-sens-voir-la-musique.html



Expositions :

-         « Appartements des Intendants », Hôtel de la Marine, Paris, 2024
-         Musée de la Soierie, Charlieu
-         « Surréalisme », Centre Pompidou, Paris, 2024
-         « Métal », Philharmonie, Paris, 2024
-         « Amazônia », Philharmonie, Paris, 2021
-         Exposition permanente, Mudée d’Arts, Nantes, 2024