L’OEIL ÉCOUTE


Au-delà du visuel : intégrer le son comme langage muséal



« J’entends des voix. Lueurs à travers ma paupière.
Une cloche est en branle à l’église Saint-Pierre.
Cris des baigneurs. Plus près ! plus loin ! non, par ici !
Non, par-là ! Les oiseaux gazouillent, Jeanne aussi.
Georges l’appelle. Chant des coqs. Une truelle
Racle un toit. Des chevaux passent dans la ruelle.
Grincement d’une faux qui coupe le gazon.
Chocs. Rumeurs. Des couvreurs marchent sur la maison.
Bruits du port. Sifflement des machines chauffées.
Musique militaire arrivant par bouffées.
Brouhaha sur le quai. Voix françaises. Merci.
Bonjour. Adieu. Sans doute il est tard, car voici
Que vient tout près de moi chanter mon rouge-gorge.
Vacarmes de marteaux lointains dans une forge.
L’eau clapote. On entend haleter un steamer.
Une mouche entre. Souffle immense de la mer. »

Victor Hugo – Fenêtre ouverte – L’art d’être grand-père



Ce poème nous parle. À sa lecture, le sens de l’ouïe déborde sur celui de la vue, nous projetant dans ce paysage sonore. Les mots résonnent et dépeignent un tableau fragile qui se défait au fur et à mesure qu’il se construit avec des plans plus ou moins lointains. Il nous est aisé d’imaginer le son ambiant de la mer, les sons plus ponctuels tels que celui du clocher, du rouge-gorge qui chantonne plus près. Ces sons apparaissent et disparaissent dès que l’attention n’est plus portée sur le mot. Cette subtile frontière entre ces sens, qui se brouille par moments est belle. Les sens s’instruisent les uns des autres, nous permettant de développer une nouvelle perception, plus riche de ce qui nous entoure. 

La belle formule de Paul Claudel [1] « L’œil écoute » énoncée par François Jullien nous initie à une nouvelle approche de la complémentarité entre vue et ouïe. Celui-ci questionne la primauté de la vue au sein de notre société européenne, où l’ensemble des autres sens sont relayés au second plan. « Poser un regard sur un objet », « sous le regard de », sont des expressions courantes de la langue française qui reflètent cette supériorité. L’idée même du phénomène renvoie étymologiquement à ce qui se présente devant nous et donc à la vue. La vue se veut dominante, conquérante et s’affirme comme le sens par excellence. Le langage parle de lui-même dès la signification du mot « son ». 

Michel Chion dans son ouvrage Son : Ouïr, écouter, observer soulève l’ambiguïté lié au terme « son », englobant à la fois le phénomène physique du son ainsi que la sensation procurée par celui-ci. Cette confusion s’explique par la symbolique de l’oreille. A la limite entre réel et imaginaire, l’oreille se situe physiquement dans un entre-deux lui permettant d’élargir son interaction avec notre environnement. Là, où la vue est délimitée par un cadre physique qu’est celui du champ de vision, l’ouïe se déploie dans l’espace sans limite, de façon continue. Il est impossible de détourner l’oreille d’un son, seul le temps lui sert de cadre. Les dissemblances entre ces deux sens, les rendent particulièrement complémentaires. 

Cette complémentarité de sens est une notion qui a été grandement abordée par de nombreux artistes du début du XXe siècle tels que Kandinsky et a toujours été sujet de curiosité, expérimentant la corrélation entre musique et peinture.

Cependant, dans le domaine du design d’exposition dans lequel il est essentiel de ressentir, au-delà d’une expérience purement pédagogique, l’ouïe est peu exploitée. La plupart des expositions s’adressent presque exclusivement à la vue, même quand il s’agit d’expositions sur le monde musical. Bruno Letort, compositeur notamment en milieu muséal, mentionne que le sonore reste « un parent pauvre des expositions »[2], souvent relégué à des supports accessoires, comme des audioguides, sans réelle intégration dans la scénographie globale. Il soutient une approche multisensorielle au sein des expositions en considérant l’individu comme capable d’éprouver une œuvre non seulement par son intellect mais également par son corps, ses émotions, ses sensations et son imaginaire. Cependant la frontière entre un son porteur de sens et un son pouvant distraire ou gêner est fine. Tout l’enjeu est de trouver ce juste équilibre entre ce qui est vu et ce qui est entendu afin que l’objet présenté, soit mieux compris, appréhendé.

De ce fait, il m’a semblé pertinent d’aborder cette sensibilité du son au sein des expositions culturelles afin d’en extraire une nouvelle perception relevant d’une approche pédagogique et sensible. Ce mémoire interrogera le statut habituel du son pour envisager une approche profondément porteuse de sens, le plaçant à la frontière entre élément de médiation et élément exposé afin de magnifier l’objet exposé. Peu d’écrits existent sur la question. Il en existe dans le domaine de la cinématographie tel que l’ouvrage de Michel Chion énoncé plus haut, avec lesquels nous pouvons émettre des rapprochements. Il est également question de mise en scène par l’approche cinématographique mais dont la finalité n’est pas une mise en espace. Afin de limiter le sujet, je porterai mon argumentaire sur les plus-values du son au sein d’une exposition vis-à-vis de la compréhension d’un expôt et plus particulièrement sur la complémentarité possible entre la vue et le son. 

Pour aborder la problématique de ce mémoire, il est d’abord crucial de clarifier certains termes qui reviendront fréquemment tout au long de cet écrit. En effet, dans le contexte de l’exposition, le son peut revêtir deux rôles différents : il peut être soit un objet d’exposition, c'est-à-dire un élément sonore exposé en tant que tel, soit un outil de médiation, utilisé pour valoriser un objet d’exposition. Ces outils peuvent être didactiques, narratifs ou sensibles, visant à renforcer l’expérience du visiteur.
Ces recherches proposent une approche sensible entre la vue et le son dans le milieu de l’exposition afin d’établir une juste mesure dans leurs interactions : dialoguant, se confrontant sans jamais s’essouffler l’un et l’autre. 

Ainsi, nous nous posons les questions suivantes : dans le cadre du design d’exposition, peut-il y avoir une juste mesure dans le dialogue entre l’objet d’exposition et le son ? Comment l’immersion du visiteur dans une expérience où image et son se complètent permet-elle une meilleure compréhension de l’objet voire une compréhension sensible d’un autre ordre de celui-ci ? Comment un statut ambivalent du son permet-il de magnifier l’objet exposé ? En quoi la complémentarité entre la vue et l’ouïe est-elle essentielle pour l’assimilation des connaissances et la mémorisation ?


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[1] Claudel, Paul, écrivain, poète, diplomate et dramaturge français. Au sein de son recueilL’œil écoute, il s’attarde sur les relations entre l’art visuel et l’expérience sensorielle, sur la façon dont l’art sollicite la vue mais également l’écoute.

[2] Interview de Bruno Letort, réalisée le 29 juillet 2024